Par­mi tous les cli­chés stu­pi­des sur l’Al­le­ma­gne, ré­gu­liè­re­ment ser­vis aux Fran­çais par les mé­dias et au­tres com­men­ta­teurs « sa­vants », ce­lui de l’ab­sence de sé­pa­ra­tion en Al­le­ma­gne en­tre Eglise et Etat et, con­sé­quem­ment, l’ab­sence de « laï­ci­té » à la fran­çaise.

Voi­là un cas d’école d’une mé­con­nais­sance to­tale du sys­tème al­le­mand, une con­tre-vé­ri­té si­dé­rante qu’il se­rait bon de pou­voir cor­ri­ger, pour évi­ter la mul­ti­pli­ca­tion de faus­ses idées sur un voi­sin beau­coup plus “pro­che” que les Fran­çais ne se l’ima­gi­nent.

Tout d’abord no­tons une in­con­grui­té de vo­ca­bu­laire : comme en France, il y a plu­sieurs Egli­ses en Al­le­ma­gne (et ce de­puis la Ré­forme et la Paix d’Augs­bourg) et, qui plus est, il y a 16 Etats fé­dé­rés. Il faut donc par­ler de la sé­pa­ra­tion en­tre les com­mu­nau­tés re­li­gieu­ses et les Etats (Län­der). C’est un dé­tail qui comp­te.

Plus gé­né­ra­le­ment pour com­pa­rer les deux ré­gi­mes de « laï­ci­té » et de Säku­la­rität » il faut ces­ser de mê­ler la sé­pa­ra­tion en­tre com­mu­nau­tés et ad­mi­nis­tra­tion éta­ti­que d’un côté et, de l’au­tre, les for­mes de la pré­sence des re­li­gions dans l’es­pace pu­blic. Ain­si, par exem­ple, la sé­pa­ra­tion to­tale en­tre l’État amé­ri­cain et les com­mu­nau­tés re­li­gieu­ses, n’em­pê­che pas une pré­sence très forte des re­li­gions dans la vie po­li­ti­que et celle de la so­cié­té ci­vile. Il s’agit de deux réa­li­tés dis­tinc­tes et il faut exa­mi­ner le cas al­le­mand de la même ma­nière : ne pas se lais­ser trom­per par les ap­pa­ren­ces.

Par­mi tou­tes les ap­pa­ren­ces faus­se­ment in­ter­pré­tées, il y a le fa­meux « im­pôt d’église » et les « cours de re­li­gion » qui font dire aux Fran­çais que l’Etat al­le­mand im­pose à tous ses ci­toyens de payer pour les égli­ses et sou­met tous les élè­ves des éco­les à une « ins­truc­tion re­li­gieuse ».

Fai­sons donc « la peau » à ces deux cli­chés :

1) Il est faux de dire que tous les Al­le­mands payent un im­pôt d’église à l’Etat :

Seuls les croyants, re­cen­sés par le fisc comme mem­bres dé­cla­rés d’une com­mu­nau­té re­li­gieuse, payent un im­pôt pour leur église. Les non-ins­crits dans une quel­con­que église ou sy­na­go­gue ne payent rien… bien heu­reu­se­ment.

Cet « im­pôt d’Eglise » au­près des mem­bres de cha­que église ou com­mu­nau­té re­li­gieuse est col­lec­té dans cha­que Land par les Län­der (donc ni par l’Etat fé­dé­ral, ni di­rec­te­ment par les Egli­ses).

­La­ déclaration de l’ap­par­te­nance – ou non – à une Eglise se fait au mo­ment de la dé­cla­ra­tion d’im­pôts. Co­cher sur sa dé­cla­ra­tion fis­cale que l’on est ca­tho­li­que ou pro­tes­tant ou au­tre est un acte pu­re­ment ad­mi­nis­tra­tif et non la re­con­nais­sance d’une foi. Il existe d’ailleurs des athées qui font par­tie d’une com­mu­nau­té d’Eglise, sim­ple­ment parce que c’est une fa­çon de par­ti­ci­per à une par­tie de la vie as­so­cia­tive lo­cale, par exem­ple, et des croyants qui ne sont pas mem­bres d’une com­mu­nau­té.

Il faut com­pren­dre – et c’est dif­fi­cile pour les Fran­çais qui ne con­nais­sent qu’une Na­tion in­di­vi­si­ble avec un Etat – que dans le sys­tème fé­dé­ral al­le­mand les Egli­ses et au­tres com­mu­nau­tés re­li­gieu­ses sont con­si­dé­rées par les Etats al­le­mands et par la Fé­dé­ra­tion comme des “Cor­po­ra­tions de droit pu­blic” qui à l’ins­tar du Va­ti­can ont une sou­ve­rai­ne­té de type éta­ti­que sur les mê­mes ter­ri­toi­res qu’eux. El­les jouis­sent ain­si d’un sta­tut d’Etats à côté et sé­pa­rés des Etats ter­ri­to­riaux, mais avec des pou­voirs li­mi­tés : el­les n’ont droit de faire ni ar­mée, ni po­lice, ni di­plo­ma­tie, ni pré­lè­ve­ment des im­pôts.

Con­sé­quem­ment, en tant que corps pu­blics sé­pa­rés des Etats et qui as­su­ment des ser­vi­ces pu­blics pro­pres à leurs or­ga­ni­sa­tions, el­les ont be­soin d’un bud­get au­to­nome. Mais comme el­les n’ont pas le droit de pré­le­ver un im­pôt, cha­que Land leur rend le ser­vice de le pré­le­ver à leur place (en même temps que le sien pro­pre).

En échange de ce ser­vice de “fer­mage gé­né­ral”, cha­que Land pré­lève au pas­sage, pour ré­tri­buer son ser­vice, un pour­cen­tage de cette masse fi­nan­cière (va­ria­ble se­lon les Län­der, dans une four­chette ap­proxi­ma­tive en­tre en­vi­ron 2 et 5%).

Ain­si con­trai­re­ment à l’Etat fran­çais, les Etats al­le­mands ne payent pas de char­ges qui in­com­bent aux Égli­ses, tel­les par exem­ple cel­les des sa­lai­res de pro­fes­seurs des éco­les con­fes­sion­nel­les pri­vées (au reste as­sez ra­res en Al­le­ma­gne) comme c’est le cas pour sec­teur sco­laire pri­vé et con­fes­sion­nel fran­çais.

Les Etats fé­dé­rés ver­sent des sub­ven­tions aux égli­ses pour l’en­tre­tien ma­té­riel des égli­ses re­mar­qua­bles, alors qu’en France c’est l’Etat qui gère di­rec­te­ment les bâ­ti­ments ins­crits aux mo­nu­ments his­to­ri­ques (et les com­mu­nes, les au­tres).

L’Etat par­ti­cipe ce­pen­dant au sa­laire des hauts res­pon­sa­bles des ap­pa­reils des Egli­ses (les évê­ques). C’est fon­dé his­to­ri­que­ment sur la sé­cu­la­ri­sa­tion des biens d’église et une forme de « dé­dom­ma­ge­ment » (éter­nel ?) des dio­cè­ses. Mais cela a éga­le­ment un sens par rap­port au rôle de mé­dia­teur des évê­ques en­tre l’Etat sé­pa­ré des ap­pa­reils des Egli­ses (et au­tres com­mu­nau­tés re­li­gieu­ses dé­cla­rées comme Cor­po­ra­tion de droit pu­blic).

Hé­las, les mu­sul­mans, in­ca­pa­bles de s’en­ten­dre, sont pri­vés de cette pos­si­bi­li­té de se cons­ti­tuer un bud­get au­to­nome.

2) Il est faux de dire que l’en­sei­gne­ment re­li­gieux con­cerne tous les en­fants al­le­mands :

Seuls les en­fants des croyants qui l’ac­cep­tent « bé­né­fi­cient » de cet en­sei­gne­ment. Dans cer­tains Etats les en­fants « dis­pen­sés » par leurs pa­rents doi­vent sui­vre un en­sei­gne­ment mo­ral laïc. Ailleurs les en­fants n’ont pas de cours.

Qui plus est en­sei­gne­ment ne sau­rait être con­fié à des hom­mes/fem­mes d’église. Ce sont des en­sei­gnants laïcs, fonc­tion­nai­res d’Etat, qui sont seuls ha­bi­li­tés à dé­li­vrer les con­nais­san­ces du fait re­li­gieux aux en­fants ins­crits dans ces cours fa­cul­ta­tifs (mais les dif­fé­ren­tes com­mu­nau­tés re­li­gieu­ses ont le droit de re­gard sur les con­te­nus).

Com­men­tai­res

Pour tou­tes ces rai­sons, nom­bre d’Al­le­mands pen­sent vi­vre sous un ré­gime de sé­pa­ra­tion des Egli­ses et des Etats plus strict (et plus clair) que ce­lui des Fran­çais, pour sa part plu­tôt opa­que.

Cette sé­pa­ra­tion est dé­si­gnée en Al­le­mand par le terme “Seku­la­rität” qui, en pra­ti­que, si­gni­fie la même chose que « laï­ci­té » en France. Pour les Al­le­mands le terme “laïc” (der Laie) est in­uti­li­sa­ble, voire étrange. En ef­fet, le terme dé­si­gne, à la ma­nière du ca­tho­li­cisme fran­çais, le croyant mem­bre de la com­mu­nau­té qui n’a pas ac­cès aux sa­cre­ments.

C’est pour­quoi l’al­le­mand « Laie » dé­si­gne aus­si, par ex­ten­sion et d’abord, l’ama­teur op­po­sé au pro­fes­sion­nel, voire un igno­rant tout court.

Cela dit, la sé­pa­ra­tion à l’al­le­mande en­tre Egli­ses et Etats est éga­le­ment con­si­dé­rée par cer­tains Al­le­mands comme une sé­pa­ra­tion in­ache­vée, sur­tout au re­gard de la sé­pa­ra­tion to­tale dont les USA sont le mo­dèle. En ef­fet, cette sé­pa­ra­tion à l’al­le­mande sup­pose une co­exis­tence par­te­na­riale et des ac­cords de coo­pé­ra­tion en­tre les deux ins­ti­tu­tions. En France l’Etat sé­cu­lier se con­si­dère comme seul et uni­que Etat sur son ter­ri­toire et se place au des­sus de toute vie as­so­cia­tive, com­mu­nau­tés re­li­gieu­ses com­pri­ses.

Cette hié­rar­chie fran­çaise est, aux yeux des Fran­çais une évi­dence qu’il se­rait su­per­flu d’in­ter­roger. Mais, vu de l’ex­té­rieur, cette om­ni­pré­sence éta­ti­que à l' »étage » su­pé­rieur de la société sem­ble pro­lon­ger tout na­tu­rel­le­ment une réa­li­té po­li­ti­que déjà im­po­sée par l’ab­so­lu­tisme mo­nar­chi­que.

La for­mule al­le­mande est, quant à elle, le ré­sul­tat d’un com­bat de près de deux siè­cles en­tre les puis­sants sé­cu­liers et les or­ga­ni­sa­tions re­li­gieu­ses. Ce com­bat a cul­mi­né au cours du fa­meux Kul­tur­kampf (après 1871 aux dé­buts du Reich al­le­mand) mené par Bis­marck con­tre les ca­tho­li­ques et le Va­ti­can (voir le PDF de l’ar­ti­cle Wi­ki­pe­dia à té­lé­char­ger au bas de cette page).

Mais cette ha­che de guerre que la Ré­pu­bli­que de Wei­mar a su ha­bi­le­ment en­ter­rer en 1919, avait déjà été dé­ter­rée bien avant : c’est une lon­gue his­toire al­le­mande de­puis la Que­relle des In­ves­ti­tu­res jus­qu’aux guer­res de re­li­gions. La Paix d’Augs­burg pour sa part n’avait abou­ti qu’à une co­exis­ten­ce tan­tôt fra­gile, tan­tôt bien ac­cep­tée des re­li­gions en­tre el­les.

En France, au con­traire, le ca­tho­li­cisme est long­temps res­té seule re­li­gion li­cite. Les li­ber­tés des re­li­gions à peine ins­tal­lées après la Ré­forme ont été ra­pi­de­ment abo­lies par la Ré­vo­ca­tion de l’Edit de Nan­tes. La loi de 1905 a su im­po­ser une co­exis­tence de com­mu­nau­tés li­ci­tes, mais l’ac­tua­li­té mon­tre que les Fran­çais ont en­core un pro­blème avec la di­ver­si­té des re­li­gions et leur vi­si­bi­li­té dans l’es­pace pu­blic. C’est la rai­son pour la­quelle on peut pen­ser que l’ab­so­lue laï­ci­té à la fran­çaise a quel­que peu hé­ri­té du sta­tut (et des in­to­lé­ran­ces) de l’an­cienne re­li­gion d’Etat ca­tho­li­que et sa re­ven­di­ca­tion ab­so­lu­tiste.

No­tons aus­si que l’his­toire al­le­mande a été tra­mée d’une suc­ces­sion de di­ver­ses sé­cu­la­ri­sa­tions des biens d’égli­ses dès la fin de la Guerre de Trente Ans avec le Trai­té de Westpha­lie en 1648.

La sé­cu­la­ri­sa­tion, puis la « laï­ci­té » fran­çaise, avec son ca­rac­tère car­ré et ab­so­lu­tiste, s’est faite de ma­nière plus abrupte, au mo­ment de la Ré­vo­lu­tion, puis avec la Loi de 1905. Chez les Al­le­mands, la sé­para­tion en­tre Egli­ses et Etats al­le­mands, est le ré­sul­tat d’un long pro­ces­sus pro­gres­sif et ca­ho­teux, avec une suc­ces­sion in­in­ter­rom­pue de com­pro­mis en­tre les or­ga­ni­sa­tions re­li­gieu­ses et les puis­sants de ce monde.