et de tout ce qui reste encore à partager entre Français et Allemands

Ce 11 avril 2015 plus de 80 survivants de Buchenwald s’y sont réuni 70 après la libération du camp, en compagnie de plusieurs vétérans de l’armée américaine, des représentants de la ville voisine de Weimar et de nombreux habitants du Land de Thuringe.

Entre 1937 et 1945, 250.000 personnes y avaient été emprisonnées, dont parmi tant d’autres, Elie Wiesel – prix Nobel de la paix – et Stéphane Hessel.

56.000 détenus y sont morts de faim, de froid, de maladie.

Environ 11.000 Juifs, Tsiganes, Roms, homosexuels, prisonniers de guerre soviétiques et résistants politiques y ont été exécutés.

Certes Buchenwald n’était pas un camp d’extermination. Il n’en reste pas moins que ce camp est également profondément symbolique d’un mépris de la vie et d’une quotidienneté de la mort qui a impregné toute une société durant près de 12 ans. C’est pourquoi il n’est pas inutile, à l’occasion de cette journée, de revenir sur le nécessaire travail de mémoire.

Nos associations franco-allemandes ne sauraient rester à l’écart.

On ne savait pas ? 

Non ! Bien sûr, ils étaient l’écrasante majorité à ne pas savoir exactement ce qui se passait dans les camps d’extermination.

En revanche, ils avaient été assez nombreux, ceux qui, de 33 à 45, avaient fait un passage court ou long dans un de ces nombreux camps, petits ou grands, à l’identique de Buchenwald. Et ils en avaient parlé, discrètement peut-être et sous le sceau du secret. Ce sont ceux-là même qui ont inspiré cette peur des camps qui a réduit tant de gens à la passivité silencieuse, simplement par peur d’y atterrir eux aussi. La majorité des Allemands savaient ainsi par ouï-dire l’horreur banale et quotidienne de tous ces camps, la difficulté d’y survivre et le risque de n’en pas revenir.

De même, nombre d’entre eux avaient pu observer la brutalité des incendiaires de synagogue et comment ils avaient « chargé » les familles entières de voisins de confession juive sur des plateformes de camions en partance pour une destination inconnue, quelque part dans un vague Est européen d’où ils ne reviendraient probablement pas.

Culpabilité collective et travail de mémoire exemplaire

La complicité dans le mépris de la vie a été la réalité politique d’un très grand nombre d’Allemands qui ont accepté, applaudi et soutenu activement le régime nazi… un tiers ? la moitié ? deux tiers ? plus encore ? qui peut le savoir ? C’est le lot des dictatures.

Même sans connaissance précise du meurtre de masse d’Auschwitz, la complicité des témoins du mépris quotidien de la vie constitue une réelle culpabilité collective qui restera dans les mémoires.

Mais, il restera probablement aussi dans la mémoire des peuples la manière exemplaire avec laquelle tant d’Allemands des générations suivantes ont su faire et refaire les comptes, se souvenir, porter ce deuil et assumer la honte de l’impensable.

Un travail de mémoire qui reste à faire

Il reste toutefois à mieux se souvenir des autres Allemands qui ont résisté tout au long de ces années, y compris jusque dans les camps, à l’instar de certains prisonniers de Buchenwald qui, toutes nationalités confondues, avaient préparé un soulèvement déjà en cours le jour de leur libération par les Américains.

A côté de la culpabilité allemande, il y avait aussi la Résistance allemande.

S’il n’y a pas d’honneur qui puisse être sauvé, ce n’est pas une raison pour en parler si peu, ni surtout pour laisser la réalité des résistants allemands à l’ombre de personnages mythifiés, sortes d’exceptions exemplaires à la règle.

Mythes et réalité des résistances allemandes

Le prisme français de la Résistance est celui du temps de l’occupation, donc de la guerre. En écho à la question « Quelle résistance allemande à Hitler ?, » on entend généralement un souvenir hésitant : Stauffenberg ? La Rose blanche ? C’est à la mi-44 que le Colonel Comte von Stauffenberg, ancien inconditionnel du Führer, avait organisé son attentat manqué. Quant aux jeunes idéalistes, les étudiants Scholl (frère et soeur), ils distribuent leurs tracts en février 1943.

Ces héros crépusculaires d’une fin de guerre – forcément perdue – ont une dimension tragique et vaine. Leur projection à l’avant-scène en fait les exceptions qui confirment la règle : contrairement aux Français – tous a minima sympathisants de la Résistance – les Allemands n’auraient donc pas connu de résistance chez eux ? D’ailleurs les arrestations massives après l’incendie du Reichstag en février 33, n’avaient-elles pas été un « nettoyage » radical propice à prévenir toute velléité de résistance et à en éliminer les acteurs potentiels ? Tout concourt donc à penser qu’entre 33 et 45 les Nazis étaient restés seuls face à une masse d’Allemands tantôt enthousiastes, tantôt réduits à la passivité, tous peu ou prou collectivement coupables ?

C’est ignorer (ou vouloir ignorer et faire ignorer) la masse réelle des héroïsmes quotidiens des nombreux survivants des luttes politiques de la République de Weimar.

La première catégorie de survivants relève de l’émigration immédiate dès le printemps 33. Leur vie militante va se prolonger sous diverses formes, au service des Etats-Unis et de l’Angleterre, ainsi que de l’Union Soviétique, en combattants de la guerre d’Espagne (plus tard en résistants dans les maquis français), en soldats de l’armée américaine, de l’armée rouge ou d’autres groupements militaires (Willy Brandt combattra sous l’uniforme norvégien), mais aussi, plus simplement, en constituant à Oslo, Prague, Paris, Stockholm, Amsterdam,… des cellules qui fournissent informations et matériel de propagande aux groupes clandestins allemands et réceptionnent leurs informations sur le Reich nazi. Hélas, la Gestapo démantèlera la plupart des réseaux de passeurs aux frontières tchèque, belge et néerlandaise en 1935 et 1936, avec l’aide d’espions infiltrés.

L’organisation des survivants restés en Allemagne est anarchique et déstructurée. A côté de ceux qui se terrent et se murent dans le silence, dans la masse hétérogène des actifs de toutes les tendances politiques, obédiences confessionnelles et origines sociales variées, la majorité est issue des mouvements ouvriers et de la gauche. Les puissances démocratiques les ignorent, quand Moscou les trahit. La Gestapo ne cessera de les débusquer et les pourchasser avec la complicité efficace d’agents doubles.

Quelques chiffres pour un phénomène de masse généralement sous-estimé : de 1933 à 1939, 225 000 personnes sont condamnées pour motifs politiques à des peines de prison plus ou moins longues et un million d’Allemand(e)s partent directement en camps de concentration pour les mêmes raisons. Pour la seule année 1933, on a identifié 100 000 personnes pour leur activité antinazie. En 1941 on comptera encore 11 500 opposants de gauche arrêtés par la Gestapo. Entre 1933 et 1945, 32 500 personnes sont condamnées à mort et exécutées pour motifs politiques. Pour les années 1935-36, la Gestapo elle même estime à 5 708 le nombre de groupes clandestins diffusant affiches, tracts et brochures. En 1936, la Gestapo a saisi 643 200 tracts des partis socialiste et communiste.

A côté de ces activistes, se multiplient dans la société civile de plus en plus d’individus qui restent à l’écart des organisations nationales-socialistes, freinent les procédures administratives, éliminent des dossiers, cachent des juifs, aident des prisonniers, voire protestent ouvertement en groupe, forts d’un soutien ou d’une inspiration religieuse et morale contre lesquels les autorités nazies évitent prudemment d’agir à découvert. L’addition de ces actes individuels et collectifs constitue une autre et vraie résistance morale et civile, inorganisée et, elle aussi, largement sous-estimée.

Le propre de toute cette résistance allemande est donc d’être le fait de la société civile. Elle n’est pas née, ni n’a grandi dans le cadre de maquis militaires.

C’est seulement après l’élimination de ces multiples formes de résistances qu’apparaît une dernière résistance, celle qu’incarne Stauffenberg, celle des élites qui refusent la poursuite d’une aventure devenue suicidaire. Leur doute sur l’issue victorieuse de la guerre va renouer avec leur scepticisme initial face au caractère populaire, voire vulgaire de la « populace » (der Pöbel) nationale-socialiste. Ces milieux plus que conservateurs, souvent à la droite du nazisme, n’avaient pas pris Hitler au sérieux. L’accumulation de ses succès successifs les avait un temps convertis. On connait la suite.. ![divider][/divider]