Cette lettre ouverte d’un Inspecteur d’Académie, Jean-Pierre Bernardy  (agrégé d’allemand, retraité depuis 2014), précise très concrètement les éléments du débat et est riche de l’expérience d’un acteur stratégique des « politiques de l’allemand » et de la mise en place des bi-langues. En ce sens, avec la distance nécessaire, il nous explique pourquoi les professeurs ont raison de résister et combien on aurait tort de les tenir pour des « conservateurs » rétifs au changement.

Moi, professeur d’allemand, je ne souhaite pas que notre pays se prive d’une réforme du collège qui vise à mieux accompagner les élèves, à renforcer leur maîtrise des savoirs fondamentaux, à acquérir les compétences indispensables dans le monde actuel, à s’approprier de nouvelles démarches d’apprentissage, moins cloisonnées et plus adaptées à la société. Je ne peux me satisfaire de la façon dont fonctionne le collège français aujourd’hui, ni des résultats obtenus. Je souhaite qu’il soit un lieu d’épanouissement et de construction de la citoyenneté et partage l’ambition de notre Ministre de « donner au plus grand nombre de nos élèves des chances supplémentaires de réussir sans jamais renoncer à l’excellence et au mérite » (Le Monde du 5 mai 2015). Mais pour que cette volonté et cette ambition ne soient pas anéanties, la Ministre et le Président de la République ne doivent pas renoncer au soutien de ceux qui sont prêts à s’engager pour la refondation de l’école, mais qui ne peuvent légitimement accepter pour autant que leur discipline en devienne en quelque sorte une victime collatérale.

Très tôt, la question des langues anciennes a été soulevée. Les germanistes ont eu un peu plus de mal à se faire entendre, c’est chose faite désormais, et ils ont reçu le soutien des 59 députés du groupe d’amitié France-Allemagne de l’Assemblée Nationale, toutes tendances politiques confondues, mais aussi de plusieurs responsables politiques allemands et autrichiens. Et pourtant, les prises de position contradictoires, les amalgames, les propos qui se veulent rassurants sur la volonté du ministère de renforcer l’apprentissage des langues étrangères et d’encourager, entre autres, celui de l’allemand n’aident guère à percevoir les réels enjeux de ce débat.

De façon générale d’abord, en ce qui concerne les langues vivantes : Si l’objectif est bien d’atteindre à terme la maîtrise de deux langues vivantes, on ne peut que s’étonner et être déçu des moyens extrêmement réduits qui sont consacrés à l’apprentissage de la seconde langue à partir de la classe de 5e – 2h30 hebdomadaires. Pourquoi une telle différence entre les deux langues étudiées ? Ne serait-il pas plus naturel de mettre l’accent à ce niveau sur la langue que l’on découvre, afin de donner efficacité et impulsion à ce nouvel apprentissage et de ne pas le dévaloriser d’emblée par rapport à celui de la première langue ? Et d’ailleurs, ne faudrait-il pas s’interroger sur l’efficacité de l’enseignement de cette première langue qui s’étendra sur les 12 années qui vont du cours préparatoire au baccalauréat. Si l’on veut éviter qu’il ne s’enlise dans un rabâchage fastidieux, qu’il ne se délite dans un saupoudrage stérile, il faudra bien le faire évoluer, tant dans sa forme que dans ses contenus. De ce point de vue, les sections européennes, créées par le ministre Jack Lang en 1992, apportent sans doute une réponse, même si, il est vrai, leur objectif a pu parfois être détourné à d’autres fins, tant par les familles que par les établissements.

Mais faut-il dans ce cas jeter le bébé avec l’eau du bain ? Sur ce point précis, la Ministre assure que la pratique des langues étrangères aura toute sa place dans les nouveaux Enseignements Pratiques Interdisciplinaires et que ceux-ci pourront avantageusement se substituer aux sections européennes. Ce sera sans doute possible, dans une certaine mesure, pour la première langue, mais on ne voit guère comment l’élève qui commencerait si modestement l’apprentissage de sa seconde langue en 5e pourrait réellement « pratiquer » cette langue dans ce dispositif. Il pourra tout au plus parler de la langue, du ou des pays où on la parle, de son environnement culturel, mais il n’aura certainement pas les moyens de la parler. C’est bien pour cela que l’enseignement de section européenne prévoit d’abord deux années de renforcement de la pratique de la langue en 4e et 3e, avant de permettre son utilisation dans l’étude d’autres matières au lycée.

Vient ensuite la question cruciale des sections bi-langues autour desquelles se cristallise le débat. La réforme prévoit leur suppression dès lors qu’elles n’ont pas vocation à assurer la continuité de l’apprentissage d’une langue commencé à l’école élémentaire, ce qui, sauf situations locales très particulières, notamment dans les départements frontaliers, devrait entraîner la disparition de la quasi-totalité des sections anglais-allemand, puisque l’allemand n’est plus que très rarement enseigné en primaire. Près de 95% des élèves y apprennent l’anglais, chiffre qui prend en compte les zones frontalières. Les professeurs d’allemand ne peuvent se satisfaire de l’annonce faite par la Ministre d’une révision de la carte des langues en primaire, de la création de postes fléchés pour des professeurs des écoles, de l’intervention d’assistants étrangers, autant de mesures qui devraient permettre aux élèves, selon elle, d’apprendre une autre langue que l’anglais au cours préparatoire et d’en poursuivre l’apprentissage en 6e. Ces mesures, en effet, sont exactement celles que le ministre Jack Lang et le Directeur de l’enseignement scolaire de l’époque, Jean-Paul de Gaudemar, conseillés par Claude Hagège, ont réellement essayé de promouvoir il y a une quinzaine d’années. Ce projet a échoué, malgré l’engagement et la conviction de ses initiateurs, et nous savons tous qu’un changement des pratiques en ce domaine est illusoire. Tout est désormais organisé dans les écoles pour qu’une seule langue puisse être enseignée par le maître dans sa classe, en continuité du CP au CM2, et, sauf dans les situations très particulières déjà citées, c’est bien évidemment l’anglais. Cela correspond en outre à la demande massive des familles, qui ne voudront jamais attendre la 6e pour que leur enfant ait accès à cette langue, que tous considèrent aujourd’hui comme indispensable. Comment la Ministre réussirait-elle à modifier cette réalité solidement installée et que restera-il de cette promesse d’ici quelques années ?

C’est précisément pour remédier à cette situation qu’est née l’idée des sections bi-langues, dans la foulée des recommandations du Conseil des ministres franco-allemand de 2003, inquiet de la réduction du nombre de germanistes en France. Assurés – et rassurés – d’apprendre l’anglais le plus tôt possible, les élèves, et leurs parents, ont alors accepté de jouer le jeu de la diversité, en commençant parallèlement une autre langue en 6e. L’allemand a été le grand bénéficiaire de ce dispositif, qui a permis d’enrayer la baisse régulière des effectifs et de les stabiliser à environ 15% du nombre total d’élèves. Mais ces sections ont également profité à d’autres langues, à l’italien, au russe, et aussi au portugais, à l’arabe et au chinois, permettant ainsi, entre autres, à des élèves issus de familles d’origine étrangère d’apprendre ou d’approfondir la langue de leurs parents et grands-parents, tout en continuant à bénéficier de l’apprentissage de l’anglais.

Si le ministère ne revient pas sur la suppression de ce type de sections, ces élèves perdront au total 162 heures d’apprentissage de la langue 2 sur les 4 années du collège. Et encore faudrait-il qu’ils choisissent cette langue en 5e, ce qui est loin d’être certain, tant est forte à ce niveau l’attractivité de l’espagnol, accentuée par sa réputation de langue facile et par l’effet de groupe et d’habitude qui en fait le choix naturel de la grande majorité des élèves. Ce sera donc un retour à la situation de la fin des années quatre-vingt-dix, à une sorte d’uniformisation par le couplage majoritaire anglais LV1 – espagnol LV2, lorsque les autres langues se sont trouvées plus ou moins fragilisées ou marginalisées, perdant leur statut de LV1 en 6e et se bousculant sur l’espace réduit que leur laissait l’espagnol en 4e LV2. Or il n’est pas souhaitable, pour des raisons économiques, politiques et culturelles, que près de 8 élèves sur dix quittent le système éducatif avec le même profil linguistique, anglais-espagnol. Tous en conviennent.

On reproche par ailleurs aux sections bi-langues d’être un dispositif élitiste réservé à quelques privilégiés. Présentes sur l’ensemble du territoire, elles existent pourtant dans tous les types d’établissements, et sont un élément valorisant pour les collèges de l’éducation prioritaire et les établissements de zones rurales excentrées. Elles donnent la possibilité aujourd’hui à des enfants issus de milieux défavorisés de pratiquer une langue à laquelle ils n’avaient souvent pas accès, de diversifier leurs compétences, d’élargir leur horizon culturel, de bénéficier des actions de découverte que les professeurs, dans leur immense majorité, ont à coeur de proposer à leurs élèves, pour les encourager précisément dans l’apprentissage de la langue. Soulignons également que les élèves qui suivent cet enseignement sont généralement issus de plusieurs classes différentes et regroupés uniquement pour le cours de langue. On ne peut donc pas parler de classes-refuges élitistes. Le maintien de ces sections pourrait d’ailleurs être lié à un engagement très fort des chefs d’établissement et des enseignants de refuser d’en faire un dispositif sélectif et discriminant.

Pour ce qui est de l’allemand, il faut être conscient enfin qu’en asséchant le vivier d’élèves germanistes, on compromet l’avenir des nombreux dispositifs destinés à promouvoir la langue la plus parlée en tant que langue maternelle dans l’Union Européenne, celle de notre premier partenaire économique, commercial, politique et culturel : les sections Abibac, l’Université franco-allemande, les échanges de classes, les échanges individuels de longue durée (programmes Sauzay et Voltaire), les actions du Secrétariat franco-allemand pour l’enseignement professionnel et de l’Office franco-allemand pour la jeunesse, le partenariat avec l’Allemagne pour la mise en place d’une certification dans les classes de 3e et seconde, etc. Comment dans ces conditions former les germanistes dont on a grand besoin sur le marché du travail et comment respecter les engagements du Traité de l’Elysée, régulièrement réaffirmés chaque 22 janvier par les responsables politiques de nos deux pays ?

Le risque de marginalisation des langues autres que l’anglais et l’espagnol apparaît donc comme bien réel. Il ne s’agit nullement de manifester un quelconque corporatisme ou passéisme. Les politiques et les médias allemands partagent cette inquiétude. Le Gouvernement et tous ceux qui soutiennent cette réforme doivent avoir conscience de ces risques et nous dire clairement s’ils sont prêts à les assumer. L’insistance avec laquelle le Ministère rappelle l’augmentation régulière des postes d’allemand aux concours de recrutement de 2012 à 2015 ne nous rassure en rien. Cette augmentation répond aux besoins constatés depuis plusieurs années dans les académies et compense en partie les départs en retraite et les innombrables fermetures de postes opérées dans la décennie précédente. La situation actuelle en matière de recrutement ne préjuge en rien des futurs effectifs d’élèves germanistes et des besoins à venir.

Ajoutons enfin que quand bien même la relance du plurilinguisme à l’école élémentaire que préconise la Ministre deviendrait effective, les élèves concernés n’arriveraient au mieux qu’en 2021 au collège. Il serait donc naturel de maintenir les sections bi-langues au moins jusqu’à ce que les effets de ce New Deal se fassent sentir.

Voilà pourquoi les professeurs d’allemand et d’autres langues continuent à se mobiliser avec autant d’énergie pour défendre l’existence de leur discipline, sans toutefois se reconnaître dans la coalition des approximations, des postures, des immobilismes et des conservatismes que dénonce leur Ministre. Ils méritent d’être écoutés et la Ministre doit accepter de revenir sur certains points de son projet. Elle peut le faire, sans renoncer à l’essentiel de son ambition de faire évoluer le collège et de favoriser la réussite du plus grand nombre, sans jamais renoncer à l’excellence et au mérite.

Jean-Pierre Bernardy
Agrégé d’allemand
Inspecteur d’académie honoraire[divider][/divider]

Jean-Pierre Bernardy est également connu pour une série d‘outils pédagogiques destinée aux germanistes et leurs professeurs, publiée chez Nathan

Un des fascicules de la série "Gute Fahrt"

Un des fascicules de la série « Gute Fahrt »

A voir sur le site de la Librairie Payot